que dix-huit heures de temps perdu. Les délicieuses stations de la rive, les bourgs groupés d’une façon pittoresque, les bois jetés çà et là dans la campagne comme des bouquets au pied d’une prima donna, le cours animé d’un fleuve magnifique, les premières émanations du printemps, rien ne pouvait tirer cet homme de ses préoccupations spéculatives. Il allait et venait d’un bout à l’autre du Kentucky, en marmottant des phrases inachevées, ou bien, s’asseyant précipitamment sur un ballot de marchandises, il retirait de l’une de ses nombreuses poches un large et épais portefeuille bourré de papiers de mille sortes. Je crus même voir qu’il étalait à dessein cette collection de toutes les paperasses de la bureaucratie commerciale. Il furetait avidement dans une correspondance énorme et déployait des lettres datées de tous les pays, stigmatisées par les timbres de tous les bureaux de poste du monde, et dont il parcourait les lignes serrées avec un acharnement fort remarquable et, je crois, fort remarqué.
Il me parut donc impossible de m’adresser à lui pour apprendre quelque chose. En vain plusieurs curieux avaient voulu faire jaser les deux noirs mis en faction auprès des caisses mystérieuses ; ces deux enfants de l’Afrique avaient gardé un mutisme absolu, en contradiction avec leur loquacité habituelle.