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universelle fut que la cause de l’indépendance venait d’être frappée au cœur.

Il était neuf heures du soir, lorsque l’abbé Joann et Lionel arrivèrent, le 12 décembre, en vue du fort. Ainsi que l’avait fait Jean, ils avaient remonté la rive droite du Saint-Laurent, puis traversé le fleuve, au risque d’être arrêtés à chaque pas. Effectivement, si Lionel n’était pas particulièrement menacé pour sa conduite à Chipogan, l’abbé Joann était recherché maintenant par les agents de Gilbert Argall. Son compagnon et lui durent par suite s’astreindre à certaines précautions qui les retardèrent.

D’ailleurs, le temps était épouvantable. Depuis vingt-quatre heures, se déchaînait un de ces ouragans de neige, auquel les météorologistes du pays ont donné le nom de « blizzard ». Parfois, ces tourmentes produisent un abaissement de trente degrés dans la température, c’est-à-dire une telle intensité de froid, que de nombreuses victimes périssent par suffocation[1].

Qu’espérait donc l’abbé Joann en se présentant au fort Frontenac ? Quel plan avait-il formé ? Existait-il un moyen d’entrer en communication avec le prisonnier ? Après une entente préalable, serait-il possible de favoriser son évasion ? En tout cas, ce qui lui importait, c’était d’être autorisé à pénétrer cette nuit même dans sa cellule.

Comme l’abbé Joann, Lionel était prêt à sacrifier sa vie pour sauver la vie de Jean-Sans-Nom. Mais comment tous deux agiraient-ils ? Ils étaient arrivés alors à un demi-mille du fort Frontenac qu’ils avaient dû contourner afin d’atteindre un bois, dont la lisière était baignée par les eaux du lac. Là, sous ces arbres, dépouillés par les bises de l’hiver, passait le simoun glacé, dont les tourbillons couraient tumultueusement à la surface de l’Ontario.

L’abbé Joann dit au jeune clerc :

« Lionel, restez ici, sans vous montrer, et attendez mon retour. Il ne faut pas que les factionnaires de garde à la poterne puissent

  1. En certaines parties du Canada, dans la vallée du Saint-Jean, on a vu le thermomètre s’abaisser jusqu’à 40 et 45 degrés au-dessous de zéro.