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eût pu prendre à cheptel une quantité plus considérable encore, tels que taureaux, vaches, bœufs, moutons, porcs, sans compter ces chevaux de la vigoureuse race canadienne, si recherchée par les éleveurs américains.

Aux alentours de la ferme, les forêts n’étaient pas de moindre importance. Elles couvraient autrefois tous les territoires limitrophes du Saint-Laurent, à partir de son estuaire jusqu’à la vaste région des lacs. Mais, depuis de longues années, que d’éclaircies y ont été pratiquées par le bras de l’homme ! Que d’arbres superbes, dont la cime se balance parfois à cent cinquante pieds dans les airs, tombent encore sous ces milliers de haches, troublant le silence des bois immenses où pullulent les mésanges, les piverts, les aodes, les rossignols, les alouettes, les oiseaux de paradis aux plumes étincelantes, et aussi les charmants canaris, qui sont muets dans les provinces canadiennes ! Les « lumbermen », les bûcherons, font là une fructueuse mais regrettable besogne, en jetant bas chênes, érables, frênes, châtaigniers, trembles, bouleaux, ormes, noyers, charmes, pins et sapins, lesquels, sciés ou équarris, vont former ces chapelets de cages qui descendent le cours du fleuve. Si, vers la fin du dix-huitième siècle, l’un des plus fameux héros de Cooper, Nathaniel Bumpoo, dit Œil-de-Faucon, Longue-Carabine ou Bas-de-Cuir, gémissait déjà sur ces massacres d’arbres, ne dirait-il pas de ces impitoyables dévastateurs ce qu’on dit des fermiers qui épuisent la fécondité terrestre par des pratiques vicieuses : ils ont assassiné le sol !

Il convient de faire observer, cependant, que ce reproche n’aurait pu s’appliquer au gérant de la ferme de Chipogan. Thomas Harcher était trop habile de son métier, il était servi par un personnel trop intelligent, il prenait avec trop d’honnêteté les intérêts de son maître pour mériter jamais cette qualification d’assassin. Sa ferme passait à juste titre pour un modèle d’exploitation agronomique, à une époque où les vieilles routines faisaient encore loi, comme si l’agriculture canadienne eut été de deux cents ans en arrière.

La ferme de Chipogan était donc l’une des mieux aménagées