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— Oublier ! s’écria Jean… Retourne donc à Chambly, ma mère, et tu verras si l’oubli…

— Jean, dit vivement Joann, tais-toi !…

— Non, Joann !… Il faut que notre mère le sache !… Elle a assez d’énergie pour tout entendre, et je ne lui laisserai pas l’espoir d’une réhabilitation qui est impossible ! »

Et Jean, à voix basse, à mots entrecoupés, fit le récit de ce qui avait eu lieu, quelques jours avant, dans cette bourgade de Chambly, berceau de la famille Morgaz, et devant les ruines de la maison paternelle.

Bridget écoutait, sans qu’une larme jaillît de ses yeux. Elle ne pouvait même plus pleurer.

Mais était-il donc vrai qu’une pareille situation fût sans issue ? Était-il donc possible que le souvenir d’une trahison fût inoubliable, et que la responsabilité du crime retombât sur des innocents ? Était-il donc écrit, dans la conscience humaine, que, cette tache imprimée au nom d’une famille, rien ne pourrait l’effacer ?

Pendant quelques instants, aucune parole ne fut échangée entre la mère et les deux fils. Ils ne se regardaient pas. Leurs mains s’étaient disjointes. Ils souffraient affreusement. Partout ailleurs, non moins qu’à Chambly, ils seraient des parias, des « outlaws » que la société repousse, qu’elle met, pour ainsi dire, en dehors de l’humanité.

Vers trois heures après minuit, Jean et Joann songèrent à quitter leur mère. Ils voulaient partir sans risquer d’être vus. Leur intention était de se séparer au sortir de la bourgade. Il importait qu’on ne les aperçût pas ensemble sur la route par laquelle ils s’en iraient à travers le comté. Personne ne devait savoir que, cette nuit-là, la porte de Maison-Close s’était ouverte devant les seuls visiteurs qui l’eussent jamais franchie.

Les deux frères s’étaient levés. Au moment d’une séparation qui pouvait être éternelle, ils sentaient combien le lien de famille les rattachait les uns aux autres. Heureusement, Bridget ignorait que la tête de Jean fût mise à prix. Si Joann ne l’ignorait pas, cette terrible