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— Comme dans tout le comté, répondit Jean.

— Plus encore, monsieur ! N’avons-nous pas à racheter la honte d’avoir eu pour compatriote un Simon Morgaz ! »

Le vieil homme aimait à causer, on le voit ; mais, enfin, il allait prendre définitivement congé, en donnant le bonsoir à Jean, lorsque celui-ci, l’arrêtant, dit :

« Mon ami, vous avez peut-être connu la famille de ce Simon Morgaz ?

— Oui, monsieur, et beaucoup ! J’ai soixante-dix ans, j’en avais cinquante-huit à l’époque de cette abominable affaire. J’ai toujours habité ce pays qui était le sien, et jamais, non jamais, je n’aurais pensé que Simon en serait arrivé là ! Qu’est-il devenu ?… Je ne sais !… Peut-être est-il mort ?… Peut-être est-il passé à l’étranger, sous un autre nom, afin qu’on ne pût lui cracher le sien à la face ! Mais sa femme, ses enfants !… Ah ! les malheureux, que je les plains, ceux-là ! Madame Bridget, que j’ai vue si souvent, toujours bonne et généreuse, bien qu’elle fût dans une modeste condition de fortune !… Elle qui était aimée de tous dans notre bourgade !… Elle qui avait le cœur plein du plus ardent patriotisme !… Ce qu’elle a dû souffrir, la pauvre femme, ce qu’elle a dû souffrir ! »

Comment peindre ce qui se passait dans l’âme de Jean ! Devant les ruines de la maison détruite, là où s’était accompli le dernier acte de la trahison, là où les compagnons de Simon Morgaz avaient été livrés, entendre évoquer le nom de sa mère, revoir dans son souvenir toutes les misères de sa vie, c’était, semblait-il, plus que n’en peut supporter la nature humaine. Il fallait que Jean eût une extraordinaire énergie pour se contenir, pour qu’un cri d’angoisse ne s’échappât point de sa poitrine.

Et le vieil homme continuait, disant :

« Ainsi que la mère, j’ai connu les deux fils, monsieur ! Ils tenaient d’elle ! Ah ! la pauvre famille !… Où sont-ils en ce moment ?… Tous les aimaient ici pour leur caractère, leur franchise, leur bon cœur ! L’aîné était grave déjà, très studieux, le cadet, plus enjoué, plus déterminé,