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de la terre à la lune.

le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien que les gens « verts »[1], se sentaient remués dans leur fibre la plus délicate ; il s’agissait là d’une entreprise nationale ; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins regorgeaient d’une foule ivre de joie, de gin et de whisky ; chacun conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms devant sa chope de sherry-cobbler[2], jusqu’au waterman qui se grisait de « casse-poitrine »[3] dans les sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l’émotion se calma. Le président Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un hercule n’eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de l’Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.

Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les grandes villes de l’Union, New-York, Boston, Albany, Washington, Richmond, Crescent-City[4], Charleston, la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président, et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles s’échappaient des lèvres de l’orateur, elles couraient sur les fils télégraphiques, à travers les États de l’Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles[5] à la seconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu’au même instant les États-Unis d’Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d’orgueil, battirent de la même pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, bimensuels ou mensuels, s’emparèrent de la question ; ils l’examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique ou de la civilisation.

  1. Expression tout à fait américaine pour désigner des gens naïfs.
  2. Mélange de rhum, de jus d’orange, de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur jaunâtre s’aspire dans des chopes au moyen d’un chalumeau de verre. Les bar-rooms sont des espèces de cafés.
  3. Boisson effrayante du bas peuple. Littéralement, en anglais : thorough knock me down.
  4. Surnom de La Nouvelle-Orléans.
  5. Cent mille lieues. C’est la vitesse de l’électricité.