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j’aurais voulu visiter à loisir, Elisabethpol. Avant la dépêche du XXe Siècle, j’avais formé le projet d’y séjourner une semaine. En avoir lu des descriptions si attrayantes, et n’y faire halte — cinq minutes d’arrêt — qu’entre deux et trois heures du matin ! Au lieu d’une ville resplendissant sous les rayons du soleil, n’obtenir qu’un vague ensemble, confusément entrevu aux pâles clartés de la lune !

Ayant fini de piocher l’indicateur, je passe à l’examen de mes compagnons de route. À quatre, il va sans dire que nous occupons les quatre angles de ce compartiment. J’ai pris un des coins, du côté de l’entre-voie, dans le sens de la marche.

Aux deux angles opposés, deux voyageurs sont assis en face l’un de l’autre. À peine montés, le bonnet enfoncé sur les yeux, ils se sont enveloppés de leurs couvertures, — des Géorgiens, autant que j’ai pu le deviner. Mais ils appartiennent à cette race spéciale et privilégiée des dormeurs en railway, et ne se réveilleront pas avant l’arrivée à Bakou. Rien à tirer de ces gens-là ; le wagon n’est pas une voiture pour eux, c’est un lit.

Devant moi, un type tout différent et qui n’a rien d’oriental : trente-deux à trente-cinq ans, figure à barbiche roussâtre, regard très vif, nez de chien d’arrêt, bouche qui ne demande qu’à parler, mains familières, prêtes à toutes les étreintes ; un homme grand, vigoureux, large d’épaules, puissant de torse. À la manière dont il s’est disposé, après avoir rangé son sac de voyage et débouclé son tartan à couleurs voyantes, j’ai reconnu le « traveller » anglo-saxon, habitué aux longs déplacements, plus souvent à bord des trains ou des paquebots que dans le confort sédentaire de son « home », en admettant qu’il ait un home. Ce doit être un voyageur de commerce. J’observe qu’il étale force bijoux, bagues aux doigts, épingle à la cravate, boutons aux manchettes avec vues photographiques, breloques tapageuses à la chaîne de son gilet. Bien qu’il n’ait pas de boucles aux oreilles ni d’anneau au nez, je ne serais pas surpris que ce fût un Américain, — je dirai plus, un Yankee.

Voilà mon affaire. Apprendre ce que sont mes compagnons de