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pleine forêt au milieu d’un attroupement de sauvages. Il s’arrêta à temps et ne fut pas vu. Les nègres s’occupaient à empoisonner leurs flèches avec le suc de l’euphorbe, grande occupation des peuplades de ces contrées, et qui se fait avec une sorte de cérémonie solennelle.

Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d’un fourré, lorsqu’en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage, il aperçut le Victoria, le Victoria lui-même, se dirigeant vers le lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire entendre ! impossible de se faire voir !

Une larme lui vint aux yeux, non de désespoir, mais de reconnaissance : son maître était à sa recherche ! son maître ne l’abandonnait pas ! Il lui fallut attendre le départ des noirs ; il put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe résolut de l’attendre : il repasserait certainement ! Il repassa, en effet, mais plus à l’est. Joe courut, gesticula, cria… Ce fut en vain ! Un vent violent entraînait le ballon avec une irrésistible vitesse !

Pour la première fois, l’énergie, l’espérance manquèrent au cœur de l’infortuné ; il se vit perdu ; il crut son maître parti sans retour ; il n’osait plus penser, il ne voulait plus réfléchir.

Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marcha pendant toute cette journée et une partie de la nuit. Il se traînait, tantôt sur les genoux, tantôt sur les mains ; il voyait venir le moment où la force lui manquerait et où il faudrait mourir.

En avançant ainsi, il finit par se trouver en face d’un marais, ou plutôt de ce qu’il sut bientôt être un marais, car la nuit était venue depuis quelques heures ; il tomba inopinément dans une boue tenace ; malgré ses efforts, malgré sa résistance désespérée, il se sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrain vaseux ; quelques minutes plus tard il en avait jusqu’à mi-corps.

« Voilà donc la mort ! se dit-il ; et quelle mort !… »

Il se débattit avec rage ; mais ces efforts ne servaient qu’à l’ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l’arrêter, pas un roseau pour le retenir !… Il comprit que c’en était fait de lui !… Ses yeux se fermèrent.

« Mon maître ! mon maître ! à moi !… » s’écria-t-il.

Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la nuit.


« Mon maître ! mon maître ! à moi ! » s’écria Joe.