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port-clarence.

eu la force de se maîtriser ? Se séparer de Kayette, ne plus la voir, ne plus la revoir même, lorsqu’elle serait si loin de lui matériellement et moralement, quand elle aurait pris sa place dans la propre famille de M. Serge, perdre cette douce habitude qu’ils avaient tous les deux de causer ensemble, de travailler ensemble, d’être toujours l’un près de l’autre, c’était désespérant.

D’autre part, si Jean était très malheureux, son père, sa mère, son frère et sa sœur, profondément attachés à Kayette, ne pouvaient se faire à l’idée de s’éloigner d’elle, non plus que de M. Serge. Ils auraient donné « gros », comme disait M. Cascabel, pour que M. Serge consentît à les accompagner jusqu’au terme de leur voyage. Ce seraient encore quelques mois à passer près de lui, puis… ensuite… on verrait…

Il a été dit que les habitants de Port-Clarence avaient pris cette famille en grande affection. Ils ne voyaient pas sans appréhension s’approcher le moment où elle se hasarderait à travers les steppes, exposée à de très réels dangers. Mais s’ils montraient de la sympathie à ces Français, venus de si loin et qui s’en allaient si loin, quelques-uns des Russes, récemment arrivés au détroit, étaient portés à observer le personnel de la troupe et, plus particulièrement, M. Serge dans un intérêt tout différent.

On ne l’a point oublié, il se trouvait alors à Port-Clarence un certain nombre de ces fonctionnaires que l’annexion de l’Alaska obligeait à réintégrer les territoires sibériens.

Parmi ces agents, il y en avait deux qui avaient été chargés d’une mission toute spéciale sur les territoires américains soumis à l’administration moscovite. Elle consistait à veiller sur les réfugiés politiques, auxquels la Nouvelle-Bretagne donnait asile, et qui pouvaient être tentés de franchir la frontière alaskienne. Or, ce Russe, devenu le compagnon et l’hôte d’une famille de saltimbanques, ce M. Serge qui s’arrêtait précisément aux limites de l’Empire du Czar, leur avait paru quelque peu suspect. Aussi ne le perdaient-ils pas de vue, toutefois avec assez de prudence pour n’en rien laisser paraître.