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AUTOUR DE LA LUNE.

tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. Le fantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d’autres privés de leur ombre ! Mais ici la réalité, par la neutralité des forces attractives, faisait des hommes en qui rien ne pesait plus, et qui ne pesaient pas eux-mêmes !

Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, et resta suspendu en l’air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo.

Ses deux amis l’avaient rejoint en un instant, et tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension miraculeuse.

« Est-ce croyable ? Est-ce vraisemblable ? Est-ce possible ? s’écria Michel. Non. Et pourtant cela est ! Ah ! si Raphaël nous avait vus ainsi, quelle « Assomption » il eût jetée sur sa toile !

— L’Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. Si le projectile passe le point neutre, l’attraction lunaire nous attirera vers la Lune.

— Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel.

— Non, dit Barbicane, parce que le projectile, dont le centre de gravité est très-bas, se retournera peu à peu.

— Alors, tout notre aménagement va être bouleversé de fond en comble, c’est le mot !

— Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun bouleversement n’est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l’évolution du projectile ne se fera qu’insensiblement.

— En effet, reprit Barbicane, et quand il aura franchi le point d’égale attraction, son culot, relativement plus lourd, l’entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour que ce phénomène se produise, il faut que nous ayons passé la ligne neutre.

— Passer la ligne neutre ! s’écria Michel. Alors faisons comme les marins qui passent l’Équateur. Arrosons notre passage ! »

Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça « dans l’espace », devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement, ils saluèrent la ligne d’un triple hurrah.

Cette influence des attractions dura une heure à peine. Les voyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, et Barbicane crut remarquer que le bout conique du projectile s’écartait un peu de la normale dirigée vers la Lune. Par un mouvement inverse, le culot s’en rapprochait. L’attraction lunaire l’emportait donc sur l’attraction terrestre. La chute vers la Lune commençait, presque insensible encore ; elle ne devait être