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UN MOMENT D’IVRESSE.

Barbicane se contenta donc, sans communiquer ses inquiétudes à ses amis, d’observer fréquemment la Lune, cherchant à voir si la direction du projectile ne se modifierait pas. Car la situation eût été terrible si le boulet, manquant son but et entraîné au-delà du disque, se fût élancé dans les espaces interplanétaires.

En ce moment, la Lune, au lieu d’apparaître plate comme un disque, laissait déjà sentir sa convexité. Si le Soleil l’eût obliquement frappée de ses rayons, l’ombre portée aurait fait valoir les hautes montagnes qui se seraient nettement détachées. Le regard aurait pu s’enfoncer dans l’abîme béant des cratères, et suivre les capricieuses rainures qui zèbrent l’immensité des plaines. Mais tout relief se nivelait encore dans un resplendissement intense. On distinguait à peine ces larges taches qui donnent à la Lune l’apparence d’une figure humaine.

« Figure, soit, disait Michel Ardan, mais, j’en suis fâché pour l’aimable sœur d’Apollon, figure grêlée ! »

Cependant, les voyageurs, si rapprochés de leur but, ne cessaient plus d’observer ce monde nouveau. Leur imagination les promenait à travers ces contrées inconnues. Ils gravissaient les pics élevés. Ils descendaient au fond des larges cirques. Çà et là, ils croyaient voir de vastes mers à peine contenues sous une atmosphère raréfiée, et des cours d’eau qui versaient le tribut des montagnes. Penchés sur l’abîme, ils espéraient surprendre les bruits de cet astre, éternellement muet dans les solitudes du vide.

Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. Ils en notèrent les moindres détails. Une vague inquiétude les prenait à mesure qu’ils s’approchaient du terme. Cette inquiétude eût encore redoublé s’ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduire jusqu’au but. C’est qu’alors le projectile ne « pesait » presque plus. Son poids décroissait incessamment et devait entièrement s’annihiler sur cette ligne où les attractions lunaires et terrestres se neutralisant, provoqueraient de si surprenants effets.

Cependant, en dépit de ses préoccupations, Michel Ardan n’oublia pas de préparer le repas du matin avec sa ponctualité habituelle. On mangea de grand appétit. Rien d’excellent comme ce bouillon liquéfié à la chaleur du gaz. Rien de meilleur que ces viandes conservées. Quelques verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. Et à ce propos, Michel Ardan fit remarquer que les vignobles lunaires, chauffés par cet ardent soleil, devaient distiller les vins les plus généreux, — s’ils existaient toutefois. En tout cas, le prévoyant Français n’avait eu garde d’oublier dans son paquet quelques précieux ceps du Médoc et de la Côte-d’Or, sur lesquels il comptait particulièrement.