Page:Verlaine - Album de vers et de prose, 1888.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.


Mémoires d’un Veuf

~~~~~~~~

NUIT NOIRE



Le boulevard Sébastopol bruit et poudroie dans le soleil d’une belle après-midi de janvier.

Le froid est vif. Collets de fourrures et cache-nez se dressent et s’enroulent autour des cous masculins.

Les femmes bien mises sont très malheureuses avec leurs manchons de poupées et leurs Gainsboroughs sans voilettes. L’ouvrière et la bonne vieille se sont serré sur la nuque la capeline réputée laide mais prouvée commode. Le gamin bat du pied et le cocher des bras. Il fait bon marcher après déjeuner en humant un cigare bien sec. Délicieux ce temps-là.

Mais que de pauvres, donc ! Des tas de culs-de-jatte à grosse moustache goguenarde, des bonnes aventures de toute couleur à leur boutonnière, rampent et glapissent, une flotte d’Italiens mâles et femelles rougoie et pue au son de la cornemuse et du violon, les manchots traditionnels et les estropiés de tous les membres possibles ou autres fourmillent et encombrent.

Que ces pauvres sont insolents ! Sans exception ! Et qu’ils seraient effrayants si l’on n’était sceptique en diable et un parisien pour de bon !

Le Veuf ainsi s’exclame et serre son porte-monnaie d’ailleurs assez plat sur sa poche de pantalon, à travers son ulster pelucheux et un veston de chez un Godchau, cette Cour-des-miracles circulante ne lui disant rien qui vaille, et il continue sa course. Soudain son regard tombe dans une porte-cochère surmontée d’un ou plusieurs Weill, Lévy, Mayer, en lettres d’or longues comme la barbe d’Aaron, flanquée de panonceaux flambants et de menus à la craie sur des demi-cylindres en tôle noire. — Ô douceur ! un petit garçon d’à-peu-près dix ans, d’un blond faible sous sa casquette bien brossée, pâle et rose au possible, et que drape, ou presque, sa blouse noire très propre, tant le pauvre enfant est maigre, là se tient assis les pieds dans une chancelière vieille, avec une timbale d’étain dans ses mains chaussées de moufles. Un écriteau suspendu sur sa poitrine de poitrinaire porte, hélas ! Aveugle depuis deux ans par suite de maladie.

Quoi, la chétive créature aux traits honnêtes, à la mise qui indique les soins d’une veuve incapable elle-même de travail-