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À LA MÉMOIRE DE MON AMI ***


À cette même table de café, où nous avons causé si souvent face à face, après douze ans, — et quelles années ! — je viens m’asseoir et j’évoque ta chère présence. Sous le gaz criard et parmi le fracas infernal des voitures, tes yeux me luisent vaguement comme jadis, ta voix m’arrive grave et voilée comme la voix d’autrefois. Et tout ton être élégant et fin de vingt ans, ta tête charmante (celle de Marceau plus beau), les exquises proportions de ton corps d’éphèbe sous le costume de gentleman, m’apparaît à travers mes larmes lentes à couler.

Hélas ! ô délicatesse funeste, ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de n’avoir pas compris à temps ! Quand vint l’horrible guerre dont la patrie faillit périr, tu t’engageas, toi, qu’exemptait ton cœur trop grand, tu mourus atrocement, glorieux enfant, à cause de moi qui ne valais pas une goutte de ton sang, et d’elle, et d’elle !