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retenue, aucune pudeur. Et cet amour immodéré de soi, il l’étend à ceux qui vivent à ses côtés. Les siens, c’est encore lui-même. À ses yeux, ils ne vivent que de son existence. S’ils sont beaux, c’est comme s’il l’était lui-même. Son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme, ses enfants, sa servante, ses amis, il les peint avec joie comme il se peint lui-même. Il les illumine de sa lumière, ils coexistent avec lui, ils servent à son bonheur, ils sont attirés par lui hors de leur réalité, et transportés là-haut, tout là-haut, dans son rêve.

Mais par un curieux phénomène, sitôt que les êtres ainsi absorbés par l’égoïsme naïf et merveilleux d’un homme se détachent de lui, leur perte ne lui est pas aussi profondément ni aussi infiniment sensible qu’on le pourrait croire. Quand Saskia qu’il aimait tant quitta la vie, Rembrandt s’en consola relativement vite. Il lui suffit qu’une autre femme, une simple servante que son imagination adopte, traversât son existence pour que sa douleur tarît et que le trou qu’avait fait la mort dans son rêve fût comblé.

Et de même, s’il supporta, sans cesser de travailler, la ruine, c’est que les jugements du monde l’agaçaient mais ne l’abattaient point. Tant que lui-même n’était pas atteint, rien n’était irrémédiablement perdu. Au fond de lui régnait toujours l’illusion. C’était comme une jouvence où il se retrempait. Elle était son art et sa vie tout à la fois. Elle explique son caractère et sa peinture. J’aimerais à le montrer, grâce à elle, agissant et pensant ;