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poèmes

Voilà cent ans, de père en fils, que va la ferme,
Et que bon an, mal an, on reste au même point ;
Toujours même train-train voisinant la misère. »
Et c’est ce qui les ronge et les mord lentement.
Aussi la haine, ils l’ont en eux comme un ulcère,
La haine patiente et sournoise, qui ment.
Leur bonhomie et leurs rires couvent la rage ;
La méchanceté luit dans leurs regards glacés ;
Ils puent les fiels et les rancœurs que, d’âge en âge,
Les souffrances en leurs âmes ont amassés.
Ils sont âpres au gain minime ; ils sont sordides ;
Ne pouvant conquérir leur part, grâce au travail,
La lésine rend leurs cœurs durs, leurs cœurs fétides ;
Et leur esprit est noir, mesquin, pris au détail,
Stupide et terrassé devant les grandes choses :
C’est à croire qu’ils n’ont jamais vers le soleil
Levé leurs yeux, ni vu les couchants grandioses
S’étaler dans le soir ainsi qu’un lac vermeil.