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L’ombre se fait en moi ; l’âge s’étend
Comme une ornière, autour du champ,
Qui fut ma force en fleur et ma vaillance.
Plus n’est rouge toujours ni sanglante ma lance,
L’arbre de mon orgueil reverdit moins souvent
Et son feuillage boit moins largement le vent
Qui passe en ouragan, sur les forêts humaines,
Ô mer, je sens tarir les sources, dans mes plaines,
Mais j’ai recours à toi pour l’exalter,
Une fois encore,
Et le grandir et le transfigurer
Mon corps,
En attendant qu’on t’apporte sa mort,
Pour à jamais la dissoudre, en ta vie.

Alors,
Ô mer, tu me perdras en tes furies
De renaissance et de fécondité ;
Tu rouleras, en tes vagues et tes crinières,
Ma pourriture et ma poussière ;
Tu mêleras à ta beauté
Toute mon ombre et tout mon deuil.
J’aurais l’immensité des forces pour cercueil
Et leur travail obscur et leur ardeur occulte ;
Mon être entier sera perdu, sera fondu,
Dans le brassin géant de leurs tumultes,