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Avec douceur, l’ivresse a délié mon âme,
Mon verre énorme était taillé en flamme,
Je croyais voir du feu qui me versait du vin ;
L’esprit s’abandonnait au merveilleux levain
Et les muscles sentaient leur puissance renaître.
Vers les coteaux de pourpre et vers les floraisons
Fastueuses et profondes des horizons,
Onde à onde, s’illimitait mon être ;
Le paysage, avec ses eaux solennisées
Et ses siècles armés d’éclairs,
Se résorbait si bellement, dans ma pensée,
Qu’il devenait moi-même et vivait dans ma chair.

La fusion naquit, par un amour des choses
Si simple et violent, que je ne sentais plus
Battre mon cœur, sinon au flux et au reflux
Des profondes métamorphoses :
Je retrouvais mes mains, mes bras, dans les ramures
Et les enlacements des vignes mûres ;
Le mont lui même était sculpté
Dans le bloc de ma volonté :
Je me soûlais de vie immense et mutuelle
Et mes cinq sens se prolongeaient en elle,
Si loin et si profondément
Qu’elle semblait brûler et fermenter de tout mon sang.