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couleur fut propice au peintre. Elle lui a confié, peut-on dire, ses secrets les plus cachés. Certes, aucune couleur n’existe par elle même. Elle emprunte sa sonorité soit à l’ambiance, soit directement au ton voisin. Qu’importe ! Certaines profondeurs, certains éclats, certaines violences heureuses de ce fragment du spectre n’auront été connus et rendus que par Ensor.

Voici une page capitale : la Mangeuse d’huîtres. C’est la seule œuvre dont il ait fait une réplique. Elle fut en 1882 refusée au Salon d’Anvers ; en 1883 elle ne fut point admise à l’Essor. Ce n’est qu’en 1886 qu’elle s’épanouit, à la cimaise, aux XX. Elle y fit scandale. Je me souviens encore des colères qu’elle déchaîna. On ne voulut voir en cette merveille que les défauts, nécessaires, peut-être, en tous cas secondaires ; et chacun, comme s’il était heureux de blâmer, d’éclabousser et de nier, piétinait dans le parti-pris, se refusait à toute louange et tournait le dos à la plus élémentaire justice.

Et pourtant ce tableau imposera sa date dans notre école. Comme le peintre s’y affranchit des fonds sombres et quelquefois opaques pour hardiment n’employer que des tons francs et quasi purs ! Quelle joie, quelle fête, quelle liesse de couleurs répandues sur la table où la mangeuse a pris place ! Bouteilles, verres, assiettes, citrons, vins, liqueurs s’influencent, se pénètrent de lueurs, entrent pour ainsi dire les uns dans les autres et maintiennent quand même, triomphantes, la solidité et la rigueur de leurs formes. Et cette admirable note rouge que jette la reliure d’un livre placé sur une tablette dans le fond de la toile ! Et la belle chair