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maille grouillante parmi les écailles de moules versées en tas, sur le trottoir ! Ô cette vie comme goudronnée au contact des bateaux, des cordes et des voiles ; cette vie tranquille, têtue et dangereuse qui fait les races calmes ou violentes comme ces mers du Nord dont elles vivent depuis mille ans. Elle n’a qu’un sursaut, en Février, aux temps du carnaval. Et combien mélancolique et brutal ! Et combien morne et quelquefois sanglant !

Ensor a traduit cette liesse en des œuvres quasi sinistres et qui étonnent et qui font peur. Le pittoresque de l’accoutrement, l’usure de la défroque, la drôlerie muette de masque, l’ennui qui semble suinter des murs tout se ligue pour provoquer une impression sombre avec des éléments soi-disant gais.

Je me souviens d’un Mardi gras passé à Nieuport, jadis, avec des amis. Jamais je ne compris mieux la folie et la tristesse des masques d’Ensor.

Des groupes ivres battaient les rues. En des salles de danse, à moitié désertes, avec de pauvres musiciens grelottant de froid dans un coin, la valse fouettait deux ou trois couples tournoyants et muets, avec les lanières usées de sa musique banale et sifflante. Un ivrogne, orné d’un faux nez violet, titubait près du comptoir et sa commerre dépoitraillée et gisante contre une cloison, mordait, machinalement, les crins de sa perruque descendue sur ces yeux. Un bout de bas blanc passait à travers les trous de son soulier. Un hoquet lourd et profond lui secouait, de temps en temps, le ventre. Et l’ivrogne riait et pleurait tour à tour devant elle.