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— 1814 —

reur jetaient sur lui. Fin plutôt que sagace, roué plutôt qu’habile, indifférent à tout ce qui ne profitait pas à son ambition, à sa vanité ou à sa fortune, jamais homme politique ne traita les intérêts les plus sérieux avec une aussi coupable légèreté. Il réservait toutes les ressources de son esprit pour les questions qui lui étaient personnelles ; le détail le plus futile trouvait alors en lui l’attention la plus imperturbable et la plus infatigable activité. Caractère habituellement craintif, il avait l’art de faire tourner ses hésitations au profit de sa réputation d’habile homme ; son talent, dans toute complication politique, dans toute circonstance difficile, consistait surtout à s’abstenir et à attendre. Un orage venait-il à éclater, il se renfermait chez lui, calfeutrant ses fenêtres et ses portes. « Que fait donc M. de Talleyrand ? disait la foule. — Il se recueille et médite, » répondaient ses parasites. La bourrasque passée, il avançait lentement la tête, regardait, et se prononçait pour le parti qu’avait adopté la fortune.

M. de Talleyrand a spéculé toute sa vie sur la sottise humaine. Sa confiance n’a pas été trompée. Il n’est pas un de ses défauts ou de ses vices que l’on n’ait transformé en une des qualités qui font l’homme d’État. Son impassibilité, résultat d’une grande lâcheté de cœur, était du sang-froid ; sa légèreté insouciante, un masque dont il recouvrait la profondeur de ses desseins. L’absence de toute conscience et de toute conviction passait, chez lui, pour la supériorité d’un esprit qui plane au-dessus des préjugés vulgaires et qui possède le secret des choses et des hommes. Sa nonchalance silencieuse devenait la préoccupation d’un penseur. Si un monosyllabe échappait de ses lèvres, on y cherchait une sentence d’oracle ; plus sa parole était obscure, plus elle semblait profonde. Parmi les personnages influents de notre époque, il a été un des plus fatals à son pays ; il n’en est pas qui lui ait infligé plus de scandales et plus de hontes ; pas un n’a fait preuve d’une corruption plus infatigable et plus effrontée ; son imprévoyance et sa légèreté sont allées plus d’une fois