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— 1815 —

Vous ajouterez que l’Empereur est devenu l’objet des regrets et des vœux de l’armée et de la nation. L’Empereur décidera ensuite dans sa sagesse ce qui lui reste à faire. »

Napoléon devint pensif, se tut, et, après une longue méditation, me dit : « J’y réfléchirai ; venez demain à onze heures. »

Le lendemain, à onze heures, je me présentai chez l’Empereur. On me fit attendre dans son salon, au rez-de-chaussée. La tenture en soie bariolée était à moitié usée et décolorée ; le tapis de pied montrait la corde et était rapiécé en plusieurs endroits ; quelques fauteuils mal couverts complétaient l’ameublement. Je me rappelai le luxe des palais impériaux, et la comparaison m’arracha un profond soupir. L’Empereur arriva : son maintien attestait un calme que démentaient ses yeux ; il était aisé de s’apercevoir qu’il avait éprouvé une violente agitation. « J’avais prévu l’état de crise où la France va se trouver, me dit-il ; mais je ne croyais pas que les choses fussent aussi avancées. Mon intention était de ne plus me mêler des affaires politiques ; ce que vous m’avez dit a changé mes résolutions ; c’est moi qui suis cause des malheurs de la France, c’est moi qui dois les réparer. Mais, avant de prendre un parti, j’ai besoin de connaître à fond la situation de nos affaires : asseyez-vous, et répétez-moi tout ce que vous m’avez dit hier ; j’aime à vous entendre. »

Rassuré par ces paroles et par un regard plein de douceur et de bonté, je m’abandonnai sans réserve et sans crainte à toutes les inspirations de mon esprit et de mon âme... « Brave jeune homme, me dit l’Empereur après m’avoir attentivement écouté, vous avez l’âme française ; mais votre imagination ne vous égare-t-elle pas ? — Non, Sire ; le récit que j’ai fait à Votre Majesté est fidèle ; tout est exact, tout est vrai... — Vous croyez donc que la France attend de moi sa délivrance et qu’elle me recevra comme un libérateur ? Puissiez-vous ne pas vous tromper ! D’ailleurs j’arriverai si vite à Paris, qu’ils n’auront pas le temps de savoir où donner de la tête. J’y serai aussitôt que la nouvelle de mon débarquement... Oui, ajouta Napoléon après avoir fait quelques pas, j’y suis résolu... C’est moi qui ai donné les Bourbons à la France, c’est moi qui dois l’en délivrer. Je partirai... L’entreprise est grande, difficile, périlleuse ; mais elle n’est pas au-dessus de moi. La fortune ne m’a jamais abandonné dans les grandes occasions... Je partirai, non point seul, je ne veux point me laisser mettre la main sur le collet par des gendarmes ; je partirai avec mon épée, mes Polonais, mes grenadiers... La France est tout pour moi ; je lui appartiens ; je lui sacrifierai avec joie mon repos, mon sang, ma vie !... »

L’Empereur, après avoir prononcé ces mots, s’arrêta. Ses yeux étincelaient d’espoir et de génie ; son attitude respirait la confiance et la force ; elle annonçait la victoire : il était grand ! Il reprit la parole et me dit : « Croyez-vous que les Bourbons oseront m’attendre à Paris ? — Non,