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— 1815 —

vie ; mais j’ai dû garder le trône pour ma famille et pour mon fils. »

L’Empereur, pendant tout ce discours, avait marché à grands pas et paraissait vivement agité. Il se tut quelques instants et reprit : « Mes généraux vont-ils à la cour ? — Oui, Sire. — Ils doivent y faire une triste figure ? — Ils sont outrés de se voir préférer des émigrés, qui n’ont jamais entendu le bruit du canon. — Les émigrés seront toujours les mêmes... J’ai fait une grande faute en rappelant en France cette race antinationale ; sans moi, ils seraient tous morts de faim à l’étranger. Mais, alors, j’avais de grands motifs ; je voulais réconcilier l’Europe avec nous et clore la Révolution... Que disent de moi les soldats ? — Les soldats, Sire, s’entretiennent sans cesse de vos immortelles victoires. Ils ne prononcent jamais votre nom qu’avec admiration, respect et douleur. Lorsque les princes leur donnent de l’argent, ils le boivent à votre santé. — (En souriant.) Ils m’aiment donc toujours ? — Oui, Sire, et j’oserai même dire plus que jamais. — Que disent-ils de nos malheurs ? — Ils les regardent comme l’effet de la trahison, et répètent sans cesse qu’ils n’auraient jamais été vaincus si la France n’eût point été vendue aux ennemis ; ils ont horreur surtout de la capitulation de Paris. — Ils ont raison ; sans la défection du duc de Raguse, les Alliés étaient perdus. J’étais maître de leurs derrières et de toutes leurs ressources de guerre, Il ne s’en serait pas échappé un seul. Ils auraient eu aussi leur 29e bulletin[1]. Marmont a perdu son pays et livré son prince[2]... Je suis bien aise d’apprendre que l’armée a conservé le sentiment de sa supériorité et qu’elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes infortunes. Je vois avec satisfaction, d’après ce que vous venez de m’apprendre, que

  1. Le bulletin de la retraite de Russie.
  2. L’Empereur, ici, parle évidemment du traité conclu par Marmont avec le prince de Schwartzenberg, le 3 avril 1814, et non de la conduite du duc de Raguse devant Paris. — La journée du 30 mars et le traité du 3 avril sont deux faits distincts, fort opposés, et que le préjugé public a trop longtemps confondus. Le traité fut le crime de Marmont : nous avons nommé les trois personnages à qui revient la responsabilité de la reddition de Paris ; le roi Joseph, on l’a vu, était le principal coupable. C’est le désir de dégager son frère de cette responsabilité accablante qui portait sans doute l’Empereur lui-même à confondre également ces deux faits. Napoléon, au reste, a rétabli plus tard la vérité. On lit dans les Mémoires dictés par lui à Sainte-Hélène : « Marmont n’a point trahi en défendant Paris ; mais l’histoire dira que, sans la défection du 6e corps, après l’entrée des Alliés dans Paris, ils eussent été forcés d’évacuer cette grande capitale, car ils n’eussent jamais livré batailla sur la rive gauche de la Seine, en ayant derrière eux Paris, qu’ils n’occupaient que depuis trois jours. Les malheurs de cette époque sont dus aux défections des chefs du 6e corps et de l’armée de Lyon, et aux intrigues qui se tramaient dans le Sénat. (Tome IV, p. 363.) — (Voir, sur ces deux événements, le Ier vol. de cette Histoire, chap. VI et VII.)