Page:Vaugelas - Remarques sur la langue françoise, tome 1, 1880.djvu/110

Cette page n’a pas encore été corrigée

permis de faire des mots. Mais il y faut bien des précautions, entre lesquelles celle-ci est la principale, que ce ne soit pas quand l'autre phrase qui est en usage approche fort de celle que vous inventez. Par exemple, on dit d'ordinaire lever les yeux au ciel (je n'allègue que les exemples de ces Messieurs), c'est parler français que de parler ainsi. Néanmoins, comme ils croient qu'il est toujours vrai, que ce qui est bien dit d'une façon n'est pas mauvais de l'autre, ils trouvent bon de dire aussi élever les yeux vers le ciel, et pensent enrichir notre langue d'une nouvelle phrase. Mais au lieu de l'enrichir, ils la corrompent. Car son génie veut qu'on dise levez, et non pas élevez les yeux, au ciel, et non pas vers le ciel. Ils s'écrient encore que si nous en sommes crus, Dieu ne sera plus supplié, mais seulement prié. Je soutiens avec tous ceux qui savent notre langue que supplier Dieu n'est point parler français, et qu'il faut dire absolument prier Dieu, sans s'amuser à raisonner contre l'Usage, qui le veut ainsi. Quitter l'envie pour perdre l'envie ne vaut rien non plus.

Je ne me suis servi que de leurs exemples. Mais pour fortifier encore cette vérité qu'il n'est pas permis de faire ainsi des phrases, je n'en allèguerai qu'une, qui est que l'on dit abonder en son sens, et non pas abonder en son sentiment, quoique sens et sentiment ne soient ici qu'une même chose, et ainsi d'une infinité d'autres, ou plutôt de toute la langue, dont on saperait les fondements, si cette façon de l'enrichir était recevable.

Enfin, ils finissent leurs plaintes par ces mots, qu'il n'en faut pas davantage pour vous convaincre que vous n'êtes pas dans la pureté du beau langage, que de vous servir d'une diction qui entre dans le style d'un Notaire: les termes de l'art sont toujours fort bons et fort bien reçus dans l'étendue de leur juridiction, où les autres ne vaudraient rien. Et le plus habile Notaire de Paris se rendrait ridicule, et perdrait toute sa pratique, s'il se mettait dans l'esprit de changer son style et ses phrases pour prendre celles de nos meilleurs Écrivains.