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le sort seul l’a privé ? On peut donc se demander ce que serait devenu ce jeune pâtre rencontré dans la campagne par Cimabué aux premiers jours de la peinture, si le ciel l’eût fait naître deux cents ans plus tard et l’eût placé sur le chemin du Pérugin ou du Vinci. On peut se demander ce que serait devenu le précoce Léonard, s’il fût né au même jour que Michel-Ange, et s’il n’eût pas dépensé trente ans de sa vie à préparer la voie à son heureux rival. Et le Corrége qu’eût-il été sans sa pauvreté, s’il fût né à Rome ou à Florence, si, au lieu des brutes de Parme qui l’exténuèrent, il eût trouvé pour le soutenir les Médicis ou Jules II ? Le Giorgione, cet ardent jeune homme, sans sa mort prématurée, n’eût.il pas fait pâlir l’étoile du Titien qui vécut cent ans ? Et Rubens, cet homme fort, et tant d’autres avec lui, que n’eussent-ils pas été, si, au lieu de surgir dans des temps de décadence, quand la peinture était lasse déjà, et déjà loin de sa noble simplicité, ils eussent apparu dans le beau siècle ? Tous ceux donc qui peuvent prêter à ces magnifiques hypothèses, et se soutenir dans notre imagination à côté des plus grands maîtres, sont pour nous des artistes du premier ordre.

Cependant, nous ne voudrions pas être accusés ici d’ouvrir une trop large porte aux admirations et aux apothéoses de l’arbitraire ou du caprice. Toute véritable gloire doit pouvoir se motiver. Et puis encore, il faut reconnaître que le génie est rare. La providence l’a voulu ainsi, probablement pour en mieux marquer le prix. Il faut donc bien se garder de con-