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— C’est une sirène, déclara le prince. Autrefois il y en avait sous les vieux ponts, et c’est à cause de ce touchant usage d’hospitalité féerique que cette vieille hôtellerie s’appela depuis l’Hôtellerie de la Sirène. Elles sont revenues avec ces temps heureux.

Passé le pont, sur le seuil de l’Hôtellerie, l’Hôtelier se tenait avec ses trois filles pour recevoir ses hôtes. C’était un homme gros, à mine joufflue et joviale, et qui portait le costume blanc du marmiton.

— Soyez les bienvenus, messeigneurs, dit-il.

Ses trois filles s’inclinèrent devant les étrangers, et pas une n’eut l’air de s’apercevoir que le prince était nu.

— Oh ! les belles filles ! s’écria Saturne, en leur prenant le menton, il me semble déjà avoir rencontré dans quelque existence antérieure ces charmants visages.

Il fouillait sa mémoire, les yeux fixés dans leurs beaux yeux, mais ne trouvait rien. Il ne s’en tourmenta pas longtemps l’esprit. Tandis que le prince agissait dans le rêve, timidement comme un somnambule au bord d’un toit, s’efforçant toujours, dans ses gestes et ses paroles, de se maintenir à la hauteur de l’irréel et de l’immortalité splendide de ses hôtes, et dans la conscience du monde surhumain où il devait vivre, Saturne n’en avait cure ; il n’était, s’avouait-il, ni philosophe, ni poète, et déjà il en prenait à son aise avec ses hôtesses.

Il avait complètement oublié l’irréalité et il est à croire qu’il s’en moquait.

— Vous êtes ici à l’Hôtellerie de la Sirène, dit la plus jeune des filles, une blonde qui ressemblait à une Gretchen. Logerez-vous ici ? Vous aurez une excellente chambre donnant sur le pont, d’où vous pourrez cette nuit contempler et entendre la sirène.

— Cela fera mieux l’affaire de mon maître, répondit Saturne en prenant Gretchen par la taille ; le prince est poète et philosophe, et peut-être a-t-il suffisamment dormi les nuits précédentes ; pour moi qui ne suis que son serviteur, si vous permettez, mademoiselle, je partagerai votre lit.

— Pauvre mortel ! » dit le prince en riant. Sur quoi chacun prit son bougeoir et monta à sa chambre.

Dès qu’il fut arrivé à la sienne, le prince se mit à la fenêtre pour écouter la sirène et la voir nager dans l’eau argentée où la lune se levait précisément. Quand elle aperçut sur elle un reflet argenté elle se mit à chanter l’air célèbre de Loreley :

Ich weiss nicht was soll es bedeuten
Dass ich so traurig bin.