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réellement ce sont des Idées, toute sa volonté éternelle de Sagesse, de Beauté, toute sa force d’organisation dans le sens de ces grandes lois. Évidemment, conclut le prince, c’est ce que l’idée sibylline de cette vénérable Mère l’Oie voulait exprimer en disant que les dieux mêmes n’existaient plus. De fait ils ne sont plus ; il n’existe plus que la vie idéale et divine ; tout le reste est mort.

— C’est cela, dit la vieille, qui avait écouté avec extase ces magnifiques paroles du maître. L’homme tout nu a bien compris ; de dieux il n’en existe plus, vous n’en trouverez plus dans la belle ville où vous allez vous rendre ; mais elle les honore en idées et en quelques images de grands hommes comme Platon, qu’elle appelle immortel et divin. Et elle honorera cet homme-ci, en qui je reconnais un immortel à sa sagesse, et un dieu à sa nudité.

— Il l’est en effet, Madame, dit Saturne en faisant une révérence devant la Mère l’Oie, c’est mon maître, l’illustre prince de Cynthie, devant qui les immortels eux-mêmes doivent s’incliner comme je m’incline devant lui.

« Ah ! Maître, c’est à peine croyable, ajouta Saturne, tout en restant humblement courbé et chapeau bas : ce qui ne paraissait qu’imaginations absurdes et rêveries de songes-creux est la vérité même. Par Charon ! si je m’en doutais ! Nous sommes donc hors du temps, et il n’existe plus que des rêves, des légendes, des fables, tout ce que les gens sensés croyaient suprêmement puéril. Tout ce à quoi l’on croyait avec tant de force est folie et fantasmagorie, mais les contes de fées sont réels, les rêves des enfants, des poètes et des fous sont la vérité, l’évangile n’est plus l’évangile, mais les contes de ma Mère l’Oie. C’est à en perdre la tête. Comment vais-je discerner à présent le réel de l’irréel ? Comment parler encore à quelqu’un ? Toucher à rien de ce monde fabuleux ? Tout ne va-t-il pas s’évanouir entre mes doigts ? Heureusement la terre existe encore, la vieille terre où je suis né. J’ai plaisir à me sentir toujours d’aplomb et debout sur mes vieux os humains. Je me demande avec effroi ce qu’il fût advenu de nous si la mort ne nous avait miraculeusement sauvé la vie en la prolongeant au-delà de notre propre existence. Si nous avions mangé un champignon de plus, donc dormi un siècle de plus, la terre se fût sans doute évaporée comme une bulle de savon et résorbée au sein de l’univers en l’universelle rêverie. Et nous, comme des images qui se reflètent sur ces bulles, comme des fantômes, des illusions, qui flottent à leur surface, nous aurions été évaporés en poussière d’eau, avec des yeux qui ne voient plus rien et des bouches qui n’ont plus rien d’humain.