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— On s’y reconnaîtrait à peine, s’écria Saturne. Ils ont presque tout rebâti ! Heureusement, qu’ils ont conservé quelques vieilles tours et ce vénérable pont de la Sirène que j’aimais et où je jouais, enfant. C’est fort heureux, car c’était la tendance et la manie d’hier de tout rebâtir en fer, l’abominable métal de cet âge. À part cela, c’est à peine s’il reste rien de Porqueville. Au milieu de quelques vieux clochers du moyen âge, ils ont bâti des kiosques et des tourelles de cristal, d’un style inconnu, oriental il semble, mais qui se marie admirablement, en tout cas, à l’exubérance de la végétation actuelle. Jamais on ne vit tant d’arbres à Porqueville, ni de plus étranges et de plus exotiques ; ni plus de terrasses. On se croirait aux jardins de Babylone. Mais le plus curieux c’est le cours d’eau qui hier encore n’était qu’une rivière et que voilà devenu, en une nuit, un grand fleuve ; et chose plus surprenante encore il a changé de cours, il remonte à sa source. Le temps avait beau passer autrefois, un fleuve ne remontait jamais son cours pour autant que je sache. Celui-ci, qui sortait de la ville, sous ce vieux pont des Sirènes, traversait ensuite cette prairie-ci, passait devant la grotte du Sommeil et dévalait là-bas, à droite vers la mer, vient à présent de la mer, qu’on voit à l’ouest, à travers la forêt ». Saturne indiquait de la main la vaste plage couverte de forêts qui plongeaient dans la mer. Le fleuve en débouchait en un large estuaire plein de vaisseaux toutes voiles déployées, puis passait, en deçà, dans la prairie, s’engouffrait en bouillonnant sous le vieux pont de la Sirène, et se perdait en ville.

— C’est étonnant comme nous avons dormi et comme les choses sont changées ! conclut Saturne.

— Pour moi, il n’y a rien là qui m’étonne, répondit le prince avec calme. Nil mirari, c’est la maxime du philosophe poète. Descendons, et allons voir la ville.

Tous deux descendirent du rocher du Sommeil et prirent le large sentier qui, entre les hautes herbes et la forêt des champignons, menait droit vers la ville.

Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils rencontrèrent une bergère, qui menait son mouton.

— Bergère, dit Saturne, ce chemin conduit-il à Porqueville ?

— Il mène à Brocéliande-au-Bois.

— À Brocéliande-au-Bois ! s’écria Saturne. Allons toujours, prince. Cette fillette se moque de nous.

Une vieille passa, qui portait une oie sous le bras.

— Holà, la mère, fit Saturne, est-ce bien là le chemin de Porqueville ?