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nomme vulgairement pain de sorcières, et il est bleu. Les sages, qui en ont mangé, ne sont pas morts, comme on croyait ; ils se sont endormis d’un sommeil si long, si fabuleux qu’on l’a cru éternel.

— Mène-moi dans cette prairie, dit le prince. Nous mangerons du pain des sorcières, puis nous nous enfermerons dans quelque grotte pour y dormir en paix.

— Oui, maître, mais cette prairie est à une journée d’ici. Si nous voulons y arriver avant le soir, il faudra partir sur l’heure.

Aussitôt le prince se leva et tous deux s’apprêtèrent ; Saturne fit son sac pour le voyage du long sommeil. Il y mit, en perspective du lointain réveil plutôt, son vêtement de dimanche, qui était de satin, couleur de soleil ; il emporta sa flûte, une épée, un pain, des nourritures terrestres, toutes choses inutiles, déclara le prince, et dont il prétendait se passer. Quant à lui, il ne voulut rien emporter de la terre, il resta en chemise et pieds nus, pour mieux marquer son dédain du monde.

Aussitôt ils sortirent secrètement du palais et prirent, par des rues détournées, le chemin des champs. Personne ne fit attention à eux, les croyant fous ou lunatiques, ce qui pour les gens de Porqueville était la même chose.

Vers la tombée du jour, ils sortirent de la ville par le vieux pont en bois, dit le pont de la Sirène. Il menait dans une vaste prairie solitaire et humide. D’énormes quantités de champignons y croissaient, précisément de ceux dont avait parlé Saturne, qui étaient bleuâtres et vénéneux et auxquels personne, ni bêtes, ni gens, ne touchait par crainte de la mort. Toute la vallée que la lune inondait en ce moment semblait phosphorescente, comme un jardin magique ou un site d’un autre monde.

Voici la Prairie du Sommeil, dit Saturne, et le Pain des Sorcières, et voilà tout proche la grotte où nous nous retirerons pour dormir.

Sur quoi tous deux se mirent à cueillir des brassées de champignons et les emportèrent dans la grotte.

Elle était profonde, obscure et fraîche. Saturne roula à l’entrée une énorme pierre, semblable à la porte d’un tombeau. Tous deux se mirent à manger en silence. Puis ils s’endormirent. Les champignons bleuâtres luisaient comme du phosphore dans les ténèbres. Ils avaient un goût laiteux dans leurs bouches et s’y éteignaient lentement, comme de petites étoiles. Une obscurité d’or se fit dans l’obscurité azurée. Puis leur âme se détacha du monde, devint infiniment lointaine, nébuleuse. Ils dormaient.