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semblait qu’une grêle de sons s’abattait sur les vitres. C’étaient toutes les cloches de toutes les églises de la ville qui sonnaient à la fois.

— Fermez les volets, cria le prince en se bouchant les oreilles, étouffez leurs bruits. Je hais la vie ou plutôt c’est leur vie que je hais.

On frappa à la porte.

— C’est le grand chambellan du roi votre père qui est là. Il vient prendre vos ordres, dit Saturne.

— Je n’en ai pas. Je n’en ai plus. Chasse-le. Voici mon épée. Tue-le, s’il le faut.

Et Saturne, l’épée à la main, brusquement bondit sur lui, derrière la porte. Et on entendit un grand vacarme dans l’escalier.

Puis il rentra, essuyant son épée, et s’assit tout essoufflé.

— Il est mort, dit Saturne, d’un ton flegmatique, il ne fera plus de bruit.

Il y eut, en effet, un grand silence dans la maison.

— C’est bien assez de bruits au dehors, dit le prince. Le braiment des ânes, le tintamarre des cloches et leurs fanfares m’assourdissent. J’en ai assez ! Oui ; la vie est belle, le soleil aussi, et l’air pur des montagnes ; mais leur vie me désole ; leur vulgarité et leur ignominie me choquent. Je veux, au moins, dormir en paix. Ah, dis-moi mon bon Saturne, toi qui sais tant de choses et qui as lu tant d’histoires que lisaient autrefois nos pères, n’est-il pas raconté dans ces vieux livres pleins de sagesse qu’il y eut des gens qui dormirent des années, même des siècles ?

— Il y en eut, maître, répondit Saturne. Tel le sage Épiménide, qui dormit plus de cent ans, et qui, lorsqu’il se réveilla, trouva tout changé dans ce monde. Et tel Rip van Winkle, qui ne s’éveilla qu’après plusieurs siècles. D’autres ont dormi plus longtemps encore, jusqu’à l’avénement du siècle où nous sommes.

— Eh bien, dit le prince, puisque de nos jours le progrès est si lent, je voudrais dormir, moi, pendant mille années, jusqu’à ce qu’ils en aient fini de leurs petites fêtes et de leurs petites misères, jusqu’à ce que le monde ait enfin un peu changé, et que le neuf sous le soleil ne soit plus éternellement du vieux neuf. Mais est-ce possible, Saturne ?

— Tout est possible, Maître, dit Saturne, et si vous daignez le permettre, je m’endormirai avec vous.

— Mais connaissez-vous, du moins, le secret d’Épiménide ?

— Il est simple, dit Saturne. Le sommeil est une plante qui croît dans les prairies solitaires et humides. Je sais où on la trouve. C’est un champignon vénéneux, les hommes et les bêtes n’y touchent pas. On le