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garde civique à cheval les suit. Entendez-vous le piaffement des chevaux ? Le drapeau national est arboré à toutes les fenêtres. Il n’y a que la nôtre qui n’en ait pas. Si Sa Seigneurie veut se lever, il est l’heure d’aller rejoindre Sa Majesté, à l’église. Voici son pourpoint de satin et son haut-de-chausse.

— Ah ! juste ciel ! s’écria le prince en joignant les mains, fermez la fenêtre.

Saturne obéit.

— Et descendez le store, rallumez la veilleuse. Je veux rentrer dans la nuit.

Saturne ralluma la petite lampe.

— Je ne veux plus me réveiller aujourd’hui. Ce soir peut-être lorsqu’ils dormiront, ou demain, lorsqu’ils auront fini.

— Je vous comprends, Seigneur, et vous avez raison, dit Saturne. Leur joie est bruyante. Si l’âge ne m’avait rendu un peu sourd, elle offusquerait aussi mes oreilles. — Sa Seigneurie veut-elle lire les journaux du matin : La Liberté, l’Aurore, Le Soleil ?

— Donnez-moi La Rosée, s’écria le prince. Et n’avez-vous aussi La Brise, Le Chant de l’Alouette, et La Senteur des Bois ? Apportez-les-moi. Où sont-ils ?

Mais Saturne interloqué ne répondit point et resta bouche bée, les journaux sur les bras.

— Jetez-les au feu ! s’écria le prince. N’avez-vous pas honte de vous tenir au chevet de mon lit, à la lisière de mes rêves, avec ces abominables papiers ? Au feu !

Les papiers ne firent qu’une flambée et disparurent par la cheminée, en ronflant.

— Mon bon Saturne, dit le prince radouci, il y avait là un petit sentier entre des fleurs blanches, sans doute des aubépines. Je le suivais. Quelqu’un marchait devant moi, un être lumineux et léger comme un sylphe. Il se retournait de temps en temps, mais je ne distinguais pas son visage. J’allais l’apercevoir quand ils m’ont réveillé : l’âne s’est mis à braire, cette cloche à sonner. Crois-tu que si je me rendormais, je pourrais retrouver mon rêve au détour du même sentier ?

— J’ai grand’peur que non, dit Saturne. Les rêves sont si fantasques ! Ils ne se laissent pas saisir aisément. On croit qu’on les tient et ils ont fui. Quant à en renouer deux, un de la veille à celui d’aujourd’hui, c’est une pénible affaire. J’ai essayé souvent ; j’ai toujours échoué.

En ce moment ils entendirent un vacarme tellement violent qu’il