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Lentement elle descendit dans les eaux. Un instant encore, et pour en emporter, à jamais sans doute au fond de son âme, la prestigieuse ivresse, ses lèvres s’arrêtèrent à cette surface du bonheur ; puis ses yeux à leur tour disparurent, et l’or de ses cheveux se fondit dans les eaux.

Elle pénétrait dans de froides ténèbres. Un jour de limbes, glauque et triste, à peine parvenait jusque-là. En bas, elle reconnut les arbustes, les sentiers autrefois parcourus, les pauvres fleurs noyées. Elle nageait à travers jusqu’à la pelouse. Tous étaient là ! blêmes, affalés, englués de vase, silencieux ; leurs membres ballottaient dans les eaux, tristement, faisaient des gestes. Ils semblaient vivre encore ; d’énormes poissons circulaient au milieu d’eux. Tous avaient gardé la même place, la même attitude, le même dodelinement de tête, la même expression de visage. L’oncle était toujours là sur la berge avec sa ligne, la vieille dame avec son chien, le pasteur assis en face. Sa mère aussi était là, mais ses mains ne s’agitaient pas comme celles des autres ; elle était immobile, et ses yeux semblaient la regarder, même du fond de l’autre monde, avec une expression d’insolite amour. Une pitié sans bornes emplit le cœur de l’héroïque enfant, et déjà elle se penchait pour ouvrir ses lèvres en un irrévocable baiser de mort sur le front de la chère morte, lorsqu’elle aperçut en un éclair de sinistre épouvante qu’ils vivaient !

Ils vivaient ! — Et le sens de leurs attitudes, de leurs gestes, de la sévérité de leurs visages, confusément lui apparut. Même, ils lui criaient des paroles dont ses oreilles n’entendaient plus que les sons lointains et confus. Ainsi, pour eux, nul désastre, nulle ruine, nulles ténèbres, nulle mort ! Ils le niaient avec simplicité. Ils étaient heureux, ils buvaient toujours leur thé, fumaient leurs pipes, faisaient des rêves, tout comme avant. L’oncle pêchait toujours de merveilleux poissons ; le pasteur, à cause de sa présence, s’était couvert le visage de ses mains. La vieille dame, de plus en plus, se scandalisait… Le sentiment des choses lui revint : Elle était nue au milieu d’eux, équivoque et fantasque, visiblement une gêne pour tous. On attendait sa justification. Mais comment leur répondre ? Justifier cet exil, ce céleste voyage, son inviolable innocence ? Comment faire comprendre à ces ombres la glorieuse et fatale volonté de Dieu ? Comment leur dire, à ces habitants de nuit, les aurorales merveilles dont son âme encore et ses yeux étaient pleins, puisque pour eux, — et leur existence le prouvait sans réponse, — Cela n’était pas ?

Et même, aurait-elle pu leur parler sans mourir ?