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yeux indiscrets jusque dans les caves. On résolut d’y remédier ; et le pasteur, qui était assis le dos tourné au bassin, perpétua cette sage résolution d’un long hochement de tête pensif, tandis qu’il s’arrêtait de boire à la fine tasse de chine bleue que, comme une fleur, il tenait.

La jeune fille, en effet, était nue, et son insidieuse position sur le dos aggravait considérablement, combien plus de tels soirs ! — l’indécence de cette nudité visible. Cependant, elle regardait toujours le ciel. L’azur était devenu plus profond et plus sombre. La lune, maintenant très haute, l’enveloppait de ses reflets, s’éparpillait dans sa chevelure, s’élargissait au miroir infini des eaux et de ses yeux. Longtemps elle la regarda : il lui semblait que doucement elle s’en rapprochait, et tout à coup une ondulation la souleva, une vague immense, sous elle, sourde, d’une volupté rare, roulant dans ses cheveux et la laissant frémissante et pâmée.

Elle ne redescendait plus, exhaussée, comme tendue au-dessus d’elle-même dans une aspiration irrefoulée de ses seins ; la lune visiblement s’était rapprochée. L’effet était si étrange que pour regarder autour d’elle, elle se releva dans les eaux :

Une infinie nappe brillante s’étendait jusqu’au loin ; là, sur d’immenses terrasses un royal jardin, comme une île, émergeait seul, plein de calme et de paix, de cette universelle ruine.

Longtemps, elle contempla en silence ces ombrages inconnus, frémissants dans la lune et le ciel. C’était une terre heureuse ; le parfum de ses invisibles fleurs venait jusqu’à elle sur la brise marine ; un enchantement s’en exhalait et tandis que doucement, à son insu, le sourd courant des eaux la portait, il lui semblait que maintenant la terre elle-même venait à sa rencontre. Mais elle était si solitaire et nue !… Soudain elle se rejeta, les yeux sombres, et une tristesse se répandit sur son visage : Les Siens ?

Allait-elle les abandonner, leur survivre ? ne fallait-il pas qu’elle redescendît vers eux, qu’elle partageât leur obscure détresse ? N’étaient-ils pas son sang et son amour, eux, au-dessus de qui ce profond désastre l’avait si inopinément portée ? Ils n’étaient plus ; de quel droit d’immortalité vivait-elle ? Elle se souvint de vagues paroles entendues autrefois, de légendes, d’êtres perdus là-haut, dans les eaux, dans les nuages, dans la lune, aux jardins des fables. Il lui sembla que des voix douces l’appelaient du fond de l’abîme, que des bras se tendaient vers elle du fond des tombes.