Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

La lune en son plein apparaissait au-dessus des légers arbustes. Le jardin s’éveillait, sans bruit, immobile, baigné de rêve. En même temps, une délicieuse fraîcheur pénétrait les airs, due sans doute à la crue du lac qu’on entrevoyait sous les branches, comme une plaine métallique, et dont les limpides eaux, grâce à un système d’écluses, alimentaient le bassin de la calme villa.

C’était le soir d’un ardent jour d’été. Là était assise, autour d’une table dressée sur la pelouse, et à prendre le thé en cette heure paisible, une famille de notables négociants hollandais dans l’exportation des harengs.

On avait causé d’affaires. Maintenant un abandon se faisait ; un peu du rêve de ce merveilleux soir avait fini par pénétrer jusqu’à ces graves questions, par les fêler d’on ne savait quoi de bleu. Ce n’étaient désormais plus choses à se dire ; chacun le sentait et s’y adonnait en soi-même, non sans quelque charme explicite, ainsi qu’à une trêve de l’esprit, une récréation en somme innocente, une petite condescendance à ses illusions. On se taisait donc, et à la fumée des pipes se mêlait un peu de lune.

Un léger craquement du côté des écluses, chose du reste absolument insignifiante et causée par la pression des eaux sur quelque ais vermoulu suffit cependant — tant le rêve est chose fragile ! — à en détourner le cours et à ramener les esprits au réel.

L’attention se porta sur le bassin, et le père émit un soucieux conseil à Blanche, une adorable jeune fille qui s’y baignait et reposait sur ses longs cheveux blonds, en contemplant le ciel : Le soir fraîchissait ; mieux valait que cette paresseuse pose-là, se donner quelque mouvement ; « et puis, ajouta-t-il, en se tournant vers ses voisins, il est utile d’apprendre à nager, même pour une jeune fille. » On fut généralement de cet avis. La baigneuse, seule, semblait n’en tenir aucun compte et il n’y eut, pour l’appuyer, que son oncle, un homme à l’air placide, assis sur la berge et qui pêchait à la ligne ; tout l’art, selon lui, était là : flotter. Puis il y avait ce soir une quantité de poisson vraiment miraculeuse, « et tenez ! poussa-t-il, en étouffant sa voix, en voilà encore un qui mord ! »

La conversation revint sur Blanche. Une vieille dame à tire-bouchons, qui tenait sur ses genoux un grand chien, se scandalisa : comment se faisait-il, à présent que les nouveautés de laine étaient partout à si bas prix, qu’on n’eût pas encore songé à lui donner un léger costume ? On était bien en famille et c’était le soir, mais il y a des