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Il est vrai qu’il était mort sans agonie, de mort subite, et l’idée de l’horrible danger qu’il avait couru en mourant ainsi, sans la moindre présence d’esprit, sans la moindre conscience de la chose, au sein d’un repas, le fit frémir.

Mal eût pu lui en prendre un autre jour, et Dieu, certes, avait été pour lui d’une bonté qui le remplissait de gratitude, en le prenant, ce jour de fête, au milieu des innocentes et saintes joies de la famille.

Comme ils avaient dû être saisis, lorsqu’au milieu de la fête il était resté la bouche béante et sans vie. Comme ils allaient être malheureux ! Et alors seulement la pensée de tout le chagrin qu’il leur laissait, de tout le vide qu’il faisait au milieu d’eux, s’empara de son âme et l’emplit d’amertume. Il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt. La pensée de sa femme et de ses huit enfants qu’il laissait dans les larmes et sans soutien, et qu’il ne reverrait jamais plus, empesta tout son bonheur. Il fit de violents efforts pour pleurer, pour soulager son chagrin, sans pouvoir y parvenir.

Et une étrange musique d’instruments à cordes qu’on jouait dans la plaine, le mit en colère par son in-à-propos. La joie des autres, en de telles circonstances, lui était odieuse, même au Paradis. Une foule de choses maintenant revenaient à son esprit et lui étaient autant de lancinantes douleurs. Sa femme était enceinte d’un neuvième enfant qui naîtrait sans père ; puis il n’avait pas fait de testament ; ses affaires non plus n’étaient guère en ordre, la brasserie dont il était le chef se désorganisait ; sa veuve ? on allait la circonvenir, lui susciter un tas de tracas ou d’histoires. Il connaissait des gens louches capables de ne rien respecter. Ah ! quel dégoût ! Il s’envenimait les choses à plaisir, se les représentait comme réelles déjà, et il était agité d’une telle colère que tout l’arbre en tremblait.

Il remarqua alors dans la plaine, où la musique persistait toujours, un phénomène qui ne fut pas sans lui causer quelque émoi. Des espèces de jeunes filles nues avec de longues ailes y jouaient, plongeaient et disparaissaient et d’autres en remontaient sans cesse, à tous les horizons. Ce qu’il avait pris pour une plaine n’était donc que quelque chose d’immatériel, une substance fluide tout au plus, l’air même ou l’éclatante lumière qui l’éblouissait. Peut-être la surface de ce bonheur où il n’avait qu’à plonger pour en sentir les délectables ivresses prédites, ou Dieu lui-même au sein de qui ces âmes s’abîmaient. Il en eut le vertige et s’y serait fatalement précipité, si une subite terreur de dégringoler dans l’infini ne lui eût fait fermer les yeux.