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C’était le soir de l’Épiphanie. On venait de tirer les rois. Une grande gaîté remplissait la chambre, où la tarte énorme aux confitures, surmontée de roses en papier, circulait maintenant autour de la table scintillante, sous l’éclat des bougies. Toute la famille était là, depuis les grands-parents en costumes surannés, jusqu’aux petits enfants juchés sur des livres et tapageant dans leur assiette. Tous occupaient le poste que le sort leur avait désigné : le confesseur à la droite du roi et le médecin à sa gauche, le fou près du conseiller, chacun selon son rang, et tous entouraient le père, un gros homme rouge à face hilare assis au centre de toute cette joie, une couronne de papier doré sur la tête, en ce titre de Roi-Mage qu’il obtenait du sort depuis des temps immémoriaux.

Il venait de vider son verre et une clameur formidable retentissait encore à ses oreilles : le roi boit ! le roi boit ! lorsqu’en rouvrant les yeux il eut une épouvantable stupeur. Il était dans le ciel, assis sur un arbre, au milieu d’une grande plaine pourpre. Ses yeux s’écarquillaient. Il voyait encore leurs visages, la lumière des bougies, il entendait encore leurs voix. Tout cela était encore en lui, et les choses n’étaient plus à jamais. Cela avait duré le temps d’un éclair. Et le sentiment de la réalité lui revint peu à peu. Il était mort, et, Dieu merci ! sauvé.

Un tel bonheur l’emplit à cette idée, qu’il en jeta dans le ciel un grand cri sonore, en battant des mains, incapable de réprimer cette manifestation bruyante de bonheur qui lui était familière dans les grandes chances de sa vie. Cela acheva de lui faire reconnaître qu’il vivait et qu’il était bien au ciel. Ce hasard inouï, car c’en était un vraiment ! le remplissait d’une félicité plus profonde qu’il n’en avait jamais éprouvé sur terre. La joie des élus se reconnaissait là. Et de fait il s’en souvenait bien, il s’était confessé la veille et le matin même, fête des rois, il avait communié. Il était en état de grâce ; il avait été jugé digne sans appel, ce qui expliquait la rapidité des choses. Il était monté, sans passer même par le purgatoire. Du tribunal, il n’avait rien su. Dieu, sans doute, épargnait à ses élus ce triste spectacle ; et il se souvint qu’il avait appris, jadis, que cela se passait dans la chambre même, au milieu des gens et des meubles, au moment où l’âme sortait de la bouche.

Cela bouleversait toutes ses idées. Il était mort sans en rien sentir, rien apercevoir. Il s’était toujours imaginé cela, aux jours sombres de sa vie, comme quelque chose d’épouvantable, une fente de tout l’être, un craquement.