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LES POÈTES DU TERROIR

1361 elle fut réunie solennellement à la couronne par le roi Jean. Bien avant cette victoire du prestige national, n’avait-elle point contribué à enrichir le patrimoine de beauté dont s’enorgueillirent deux siècles de notre histoire ? Ses écrivains, en prose et en vers, sont nombreux qui prêtèrent à la langue un esprit particulier qu’on retrouve sans peine dans tous ses monuments littéraires. C’est peut-être à la Champagne que nous sommes redevables de cette « malice gauloise » qui, pour se dissimuler sous le voile de la bonhomie, n’en est pas moins acerbe et pénétrante. C’est à coup sùr en Champagne que naquit le couplet gaillard, la chanson à boire, le vers railleur.

Thibault excella comme chansonnier populaire. Son art est gracieux, mais, il faut l’avouer, il ne dépasse pas les limites prescrites par l’usage des cours. C’est un amateur de noble allure, plutôt qu’un poète pénétré de la grandeur de sa mission. Son ouvre prépare l’œuvre à venir. Avec le « Sénonais » Rutebeuf, c’est tout autre chose. Une manière nouvelle s’offre à notre curiosité. Rutebeuf, ainsi que plusieurs de ses compatriotes, cultiva agréablement le conte et le fabliau galant. En même temps, ou peu après, Villehardouin, puis Joinville, dans le genre historique, Eustache Deschamps et ce mystérieux Clerc de Troyes, auteur du Roman du Renard contrefait, caractérisent le génie littéraire champenois. Une tradition s’établit qui se perpétuera au cours des âges. Sur ce sol qui verra l’apogée de la puissance royale et aussi sa décadence, il est curieux d’observer une sorte de parenté héréditaire entre des écrivains de ressources, d’origines et de fins différentes. Influence du terroir, dira-t-on. Disciple de Guillaume de Machault, Eustache Deschamps composa ses poèmes à l’ombre du trône, mais il se sou- vint de son pays natal et le célébra maintes fois, en rimes tou- chantes. Il est le premier écrivain de sa province qu’ait inquiété l’art local. Un jour de belle humeur, il écrivit ces vers savoureux :

Veulz tu la congnoissance avoir
Des Champenoys, et leur nature ?
Plaines gens sont sans decepvoir
Qui ayment justice et droiture ;
Nulz d’eulz grant estat ne procure,
Et ne puevent souffrir dangier.
S’ils ont à boire et à mangier,
Contents sont de vivre en franchise
Et ne se scevent avancier :
Toutes gens n’ont pas ceste guise.
Bien veulent faire leur devoir
Envers chascune creature,
Servir, sans nullui decepvoir,
Tous ceuls qui ne leur font injure.