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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

armé d’un fusil chargé, qui me mit en joue à un moment où il croyait que j’allais fuir ; certainement il eût fait feu, si je ne m’étais pas arrêté. C’était la consigne, il l’aurait impitoyablement exécutée. Nous partîmes pour la gendarmerie de Sceaux, où il devait me mettre aux mains des gendarmes. Mais en route, on causa.

Je m’adressai à son bon cœur en lui faisant l’aveu de ma misère ! Il répondit à mes confessions par les siennes. C’était un ancien montagnard de Caussidière, toujours républicain, mais qui, pour vivre, avait dû cacher sa cocarde. Un notable du pays, qu’il avait par hasard défendu un jour d’émeute, lui avait fait avoir la plaque et le fusil de garde champêtre. Il était devenu sceptique, ne croyait plus guère aux hommes ; mais mes théories socialistes lui plurent, et nous nous trouvâmes du même avis sur plus d’un point. Il me quitta au matin en m’appelant son frère, et il me promit de ne revenir me réveiller sous mon arbre, désormais, que pour reprendre la discussion à l’endroit où nous l’avions laissée.

Je sentais qu’il y avait là une éducation politique à refaire, et que je pouvais ranimer chez cet homme la notion du vrai, pour peu que j’en eusse le temps. Mais devais-je, sur cette espérance incertaine, exposer ma liberté ? Fus-je coupable en abandonnant cette tâche ? Je ne le crois pas ; d’autant plus que l’ancien montagnard m’avait avoué qu’il aimait à boire, et que j’aurais eu affaire plus d’une fois à un élève aviné qui m’aurait mal compris.