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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

patron sourire, où il caressait son enfant, je m’avançais et disais : « À demain ! »

« À demain ! » Cela a voulu dire plus d’une fois : «  À l’an qui vient ! À la prochaine révolution ! »

Je me suis fermé pour la vie des crémeries où j’étais bien et où l’on pensait comme moi autour de la table, parce que je n’avais pas, le lendemain ni les jours suivants, les quatre sous que je devais rendre. Le temps se passait. Si quelque monnaie tombait du ciel, je n’osais plus reparaître. Avoir fait attendre pour si peu !

Je viens de consulter mon portefeuille ; je dois quarante-neuf sous en tout dans les restaurants de Paris et un petit pain à un boulanger de la rue Saint-Jacques.

Je ne connais les monts-de-piété que pour avoir passé devant, et si j’ai eu des moments d’envie, c’est quand je voyais des gens y entrer. Ils avaient donc des habits en double, de la toile et du drap de reste ! Toutefois l’envie n’est pas dans ma nature, et ce mauvais sentiment ne durait pas.

On le voit, j’ai cruellement souffert de la faim.

Eh bien ! ces souffrances-là ne sont rien à côté de celles qu’on éprouve à n’avoir pas d’abri.

Sur mes quinze ans de séjour dans la grande ville, j’ai bien été trois ans au moins nuit et jour dans la rue.

Il m’est arrivé — des trimestres durant — de ne pas me déshabiller et de coucher sur la terre dure. Pendant cent onze nuits consécutives, je n’ai eu