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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

La délibération était longue ; je me demandais si l’avant-veille j’avais fait ou non un dîner solide. Je n’allais point à la légère du côté où m’appelait la voix du plaisir. J’ai toujours eu pour principe de manger de la viande le plus souvent possible, et j’équilibrais les substances.

Au point de vue des légumes, j’étudiais avec ardeur dans les livres du chimiste Payen quels étaient ceux qui contenaient la valeur d’azote la plus sérieuse — c’est l’azote qui donne la vie — et je fis encore cette étude trop tard ! mon imprévoyance m’avait laissé pendant des années plongé dans l’erreur. Je m’aperçus, non sans tristesse, que la pomme de terre, sur laquelle j’avais compté, était de tous nos légumes le plus vide et le plus ingrat, et que la lentille, dont j’avais fait fi, méritait plus que de l’estime, car elle occupe sur cette échelle le premier rang. Je m’étais moins trompé sur le haricot, qu’il faut placer entre les deux.

Quelle joie pourtant, fière et douce, quand, après avoir consulté mon baromètre alimentaire, je pouvais me mettre au beau, courir à la crémerie voisine, après avoir passé au bureau de tabac ! J’allais prendre mon cigare à la Civette, et je revenais, le suçant mais ne le fumant pas, jusqu’à la crémerie, où alors je l’allumais, en demandant, d’une voix que j’essayais de rendre calme, deux sous de café noir.

Il venait des camarades, dont on avait fait connaissance à la Sorbonne, sous l’Odéon, autour du bassin du Luxembourg, près des fontaines, et l’on