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LE BACHELIER GÉANT.

de la décadence, nous simulions les chrétiens livrés aux bêtes. J’avais écrit le boniment que récitait devant les cages Bêtinet, déguisé en bourreau ! — Douce ironie ! — et nous exécutions les poses des suppliciés, tantôt la tête sous le mufle du tigre, tantôt les bras dans la gueule du lion.

Nos costumes reluisaient au gaz, ma taille gigantesque me donnait un air de héros farouche ; Rosita, qu’enivraient les dangers, les chairs frémissantes sous son maillot clair, semblait une sainte Thérèse expirant dans l’extase !

Les spectateurs nous suivaient haletants, le cou tendu, la gorge sèche, parfois poussant un soupir de terreur ; quelques-uns murmurant :

« Comme elle est belle ! »

Et moi, comme si j’eusse voulu vraiment arracher leur proie aux bêtes fauves, je l’étreignais dans mes bras nus, entre lesquels il me prenait envie de l’étouffer quelquefois, lorsque, de ses yeux bleus, frémissante et pâmée, oubliant le géant, les lions, elle cherchait, pour lui sourire, devant les cages, Bêtinet, le bourreau comique !


Nous étions largement payés, et nous faisions fureur. Mais le dompteur estropié trouva un matin à vendre sa ménagerie. Nous étions cette fois encore sur le pavé, sans économies — avec Bêtinet, on n’en faisait pas — si le patron, brave homme au fond, n’avait distrait deux de ses cages, qu’il nous céda, en nous donnant du temps pour payer.