Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/252

Cette page a été validée par deux contributeurs.
245
LE BACHELIER GÉANT.

tait crânement les phrases à effet que je lui taillais le soir dans la voiture, tandis qu’elle comptait les recettes du jour ou raccommodait les hardes des phénomènes endormis.

Notre caravane avait grandi et la maison s’était montée. Nous venions d’ajouter à notre troupe l’Homme-squelette.

« Celui qui était il y a dix ans à Paris, quai d’Austerlitz ? fis-je en interrompant le géant.

— Celui-là même. Vous l’avez connu, ce spectre ?

Quand il tirait le rideau, derrière lequel grognait son agonie, j’ai vu des hommes se reculer tout pâles, et passer la main, effarés, sur leur front !

Fantôme noir, décharné, dont les os jaunes claquaient en se touchant, et qui vous remuait les entrailles rien qu’à dire de sa voix éteinte et rauque :

« Je n’ai pas dormi depuis dix ans ! »

Il dormait pourtant.

Un jour, nous descendions une rivière de Hollande, tous trois sur le pont du bateau, Rosita, lui et moi. Je me tenais assis pour paraître moins grand ; l’homme-squelette s’était roulé à mes pieds sous des voiles.

On savait sur le bateau qu’il était là, et l’on en parlait autour de nous : on discutait son insomnie, on pariait pour, on pariait contre.

Mais voilà qu’au milieu de la discussion, un bruit monotone et régulier s’élève de dessous les voiles, bruit connu et qui fit dresser toutes les oreilles.

« C’est le squelette qui ronfle ! » cria la galerie.