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LE BACHELIER GÉANT.

route blanche, les arbres verts : je n’avais qu’à marcher dix heures, un jour, et le lendemain soir j’étais au village, ma vieille mère m’embrassait.

Je revins !

Je revins vers le champ de foire et me glissai dans la voiture, et le lendemain, pauvre lâche, je mentis pour rester ; je dis, je crois, que l’hôtel était plein, ou peut-être trop cher. Rosita, d’ailleurs, n’insista point, et je m’installai dans la maison.

Le voyage avait été bon : la troupe Ferrani avait la vogue, et l’on avait pu joindre des phénomènes méritoires au personnel déjà connu. Mon amour fainéant s’autorisa de ces bonheurs, et je vécus, à la table commune, des miettes de la ménagerie : dans ma honte à manger de ce pain non gagné, m’ingéniant à payer ma dette, mettant la main à la besogne, aidant, le soir, à clouer les planches, à tendre les toiles, hissant les tableaux.

Pendant les représentations je m’enfonçais dans la voiture, comme pour lire, et tandis que Rosita suait à soulever l’essieu ou à faire valser des sapeurs, je restais là, anéanti, et, comme un fou, battant de mes doigts maigres, sur le ventre brun des tambours, des airs que je ne connaissais pas.

Mais le vent tourna ; la pluie, l’affreuse pluie, vint noyer au berceau la fortune de la troupe. Cette année-là mit sur la paille tous ceux qui, dans le monde des saltimbanques, n’avaient pas de l’argent et du temps devant eux. Sur le champ de foire où nous étions, la misère s’abattit plus terrible qu’ail-