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LES RÉFRACTAIRES.

addition, la place, la vente, mesurer du drap, pincer le tissu, tenir les livres, le carnet, la caisse ! Il ne sait rien, le pauvre diable, qu’un peu de latin et de grec, qu’il vendra au mois, à l’heure, sous forme de leçons. Où les trouver ? J’admets qu’il ait mis la main sur un élève ; — marché conclu, chose dite ; rendez-vous pris : — tout cela lettre morte, chance vaine, s’il a les pieds dans la misère ! Inutile tout son courage, stériles ses espérances ; les souliers crèvent, le pantalon sourit, le linge manque. Il faut boucher ces trous, combler les lacunes, sauver la mise ! Les amis sont là, il court chez l’un, chez l’autre, ici, là-bas. Mais c’est à midi qu’on l’attend. Il n’a encore qu’une redingote trop étroite et un gilet trop court. Que faire ? S’y rendre ainsi vêtu pour amuser les domestiques et épouvanter les parents ? Il n’ira pas, moins par orgueil que par raison ; il sait bien qu’on le congédiera s’il fait rire ou s’il fait pitié.

Et puis, c’est le temps qui manque ! C’est si long à trouver, du pain ! À l’heure où luit une espérance, où une porte s’ouvre, où surgit une chance, c’est à cette heure-là que la faim arrive, à cette heure-là que déjeune l’ami chez qui l’on trouve une côtelette tous les lundis. Il balance, il hésite, il fait un pas vers la leçon, un pas vers la table d’hôte ; l’estomac l’emporte, il se décide pour l’ami. Pendant le cours de ces hésitations, l’ami déjeune, sort de table, « il doit être au coin de la rue. » L’affamé de courir ; il regarde, il appelle. Personne ! Voilà une côtelette manquée, une leçon perdue.