Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/234

Cette page a été validée par deux contributeurs.
227
LE BACHELIER GÉANT.

scènes, de lutteurs aimés des catins, et qui poussait devant elle, sans broncher, ce troupeau d’hommes et de monstres ?

Elle était veuve, me dit-elle ; son mari, un Alcide du Nord, s’était tué dans un exercice, trois mois avant, dans un village de Hollande ; elle avait ramassé les débris de sa mince fortune et organisé la troupe qu’elle avait composée d’un cheval savant, du paillasse Fouille-au-Pot, un vieil ami de son mari, et d’un homme-serpent qui se disloquait. Elle dansait, soulevait les poids, jouait la pantomime et se désossait au besoin.

Elle prétendait n’être entrée qu’à vingt ans dans la banque, parce que l’ouvrage — ils étaient canuts de Lyon — leur avait manqué, et que le mari avait trouvé du pain en soulevant du fer. Il avait emprunté un essieu, pris dans un chantier une pierre, et, après avoir obtenu la permission, il était venu sur la place jongler avec les quintaux ; on ne s’était plus couché, le ventre vide, et puisque le travail honnête avait trahi leurs forces, ils demandaient à ce travail sans nom de quoi vivre : la banque était plus généreuse que l’atelier.

Voilà tout ce que je savais de sa vie et tout ce qu’elle voulut m’en conter. Peu importait, hélas ! Il y eût eu à son front ou ses mains de la boue ou du sang, je l’aurais peut-être insultée, méprisée, maudite, mais je l’aimais, et je lui aurais tout pardonné. J’aimais cette voix restée pure et ces yeux restés tendres, dans cette atmosphère viciée, et ces sem-