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LES RÉFRACTAIRES.

air égrillard, faire mine de zigzaguer comme un homme ivre qui ne trouve plus son chemin.

Il s’éloigne, va devant lui, s’asseyant, quand il ne voit plus de tricorne, sur les marches des escaliers qui mènent sous les ponts, en face de l’eau qui coule et invite au suicide !

Quelquefois il fait mauvais. La pluie tombe, traverse les habits, glace les reins : — il faut marcher quand même, la chemise collée toute froide à l’échine, la tête et les pieds dans l’eau ! C’est par ces nuits sombres qu’ils vont à la campagne, les réfractaires, qu’ils vont visiter les bois de Boulogne et voir le lever du soleil à Montmartre. C’est un but, cela prend du temps, fait marcher plus vite. On a la chance de trouver contre les murs des fortifications une crevasse, un trou, où blottir son corps gelé, éponger ses guenilles, mettre ses pieds dans ses mains pour les réchauffer ; la banlieue est bonne par ses temps-là ! il n’y a dehors dans la campagne que les malfaiteurs et les réfractaires.

Ils reviennent au petit jour, les cheveux ruisselants sur les tempes, le chapeau déformé, les basques honteuses, sales, trempés de boue, pour aller dormir, si cela se peut, sur une chaise, chez quelque ami qui veut bien les recevoir dans cet uniforme de noyé ! C’est horrible, n’est-ce pas ? ce noyé a fait ses classes, il a eu tous les prix au collège, on a dépensé vingt mille francs pour l’instruire, il a été reçu bachau avec des blanches à Clermont, où l’on disait dans la salle qu’il serait ministre.