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LES VICTIMES DU LIVRE.

Le Livre tuera le père.


Un jour avec cent sous gardés de ses étrennes, sa gourde, son livre, il filera. Il marchera sur Toulon pour s’embarquer. Vous le ferez arrêter par les gendarmes, mettre au séquestre, ou au cachot ; vous le corrigerez par vos mains. Ce gamin de douze ans se redressera fier sous le châtiment ; il se croit déjà devant l’ennemi.

Je n’ose pas dire que Toulon l’attend.

Mais voici un abîme qui se creuse entre le fils et le père, où peut s’engloutir une jeunesse.

Au lieu de faire naufrage « sur la côte lointaine, » il ira, l’amiral manqué, se briser contre les écueils à fleur de boue de la vie banale. On le retrouvera aux compagnies de discipline un jour, ou dans une bande d’aventuriers ; peut-être bien sur un navire, mais sans pavillon, faisant la contrebande ou la traite.

Peut-être encore, sur les bords de la Seine, cadavre verdi par l’eau, noyé de l’autre quinzaine, souffleté au courant par la lame des canotiers d’Asnières, piqué au ventre par la gaffe d’un marinier, échoué contre le Pont-Neuf.

Comme nous sommes loin de l’île déserte et de l’histoire de Jean Bart ! Et pourtant, je vous l’assure, il est parti de là pour arriver ici.