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LES VICTIMES DU LIVRE.

la banlieue, à l’Académie comme dans la boutique, ceux que n’a pas plus ou moins entamés le Livre, qui n’en portent pas un peu la marque dans la tête ou dans la poitrine, sur le front ou la lèvre !

Combien de fois, sans le vouloir au juste ni le savoir tout à fait, tel qui croit être lui, ne s’est-il pas tenu en face d’une émotion ou d’un événement dans l’attitude de la gravure, avec le geste d’Edgar !

Si l’on était franc et si l’on cherchait bien, comme on se surprendrait en flagrant délit de contrefaçon ? En faisant le siège de son âme, combien de brèches par où passe un bout de chapitre, un coin de page !


Que de mensonges il fait faire à soi-même, le livre ! que de lâchetés il excuse, que de faiblesses il autorise !

On croira n’être pas gai, pas triste, point en joie, pas en train, parce que le livre marque autre chose à cet endroit. On voulait être simple, on est précieux ; passer outre, on s’arrête ; pardonner, on se fâche ; saluer, on insulte ; — Ici l’on rêve. — Ici l’on flâne. — Ici l’on pleure. Et un tas d’autres poteaux plantés tout le long de la vie, auxquels le premier mouvement vient se casser les ailes, et sur lesquels on lit son chemin, au lieu de le faire, l’œil en avant, le cœur en haut !

Pauvre cœur qui avance ou retarde ; qu’on règle sur le volume comme un bourgeois règle sa montre sur une horloge ; on regarde à ce cadran l’émotion qu’il est ! pauvre cœur ! — vieil oignon !