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UN RÉFRACTAIRE ILLUSTRE.

débiter encore quelques-unes des farces faites à Pipelet, pour le consoler ; c’était toute sa vengeance. Il riait et n’en parlait plus.

Quelquefois il priait l’un de nous de monter dans cette tour, et l’on gravissait avec lui les cent cinquante ou deux cents marches. Il se déshabillait lentement, mettait son bonnet de coton, allumait un cigare, et l’on causait ainsi longtemps. Jamais il n’était question de littérature ; c’était l’histoire de sa jeunesse, des anecdotes sur les hommes de son époque, et j’en ai retenu plusieurs. En voici une, c’est un grand poète qui en est le héros. Elle nous a tous tellement étonnés que je désire la raconter pour ne plus l’avoir sur le cœur. Un jour chez Renduel, l’éditeur, on causait de Gustave Planche. « Est-il allé chez vous ces jours-ci ? dit le libraire. — Ne m’en parlez pas, fit le poète, il n’y vient plus depuis qu’il m’a emprunté de l’argent. — Combien vous doit-il, fit Renduel étonné, je vais vous payer. » Le poète de balbutier et de rougir, il avait gratuitement menti ; Renduel raconta l’histoire à Planche qui nous l’a répétée souvent.

Mais j’en reviens à cette accusation attachée depuis si longtemps à son nom, d’une négligence trop grande de lui-même. On l’a fait plus noir qu’il était. Ce brave homme se lavait les doigts au moins une fois par jour et usait même beaucoup de savon ; sa main était toujours blanche, il l’avait assez belle et mettait une sorte de coquetterie à la soigner. Si sa barbe n’était pas toujours faite, c’est qu’elle