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LES MORTS.

une satire ou une Marseillaise, le Dies iræ et non le Requiem.

Aujourd’hui que je suis moins jeune, que j’ai vu mourir plus d’hommes et passer plus de choses, je ne me laisserai point égarer. Je ne jette point un glaive dans la balance pour faire pencher le plateau ; je viens seulement évoquer la charité de ceux qui ont, sans le vouloir, de bonne foi, sous le pavillon déchiré de la tradition, empoisonné la vie, précipité la mort de quelques braves gens : dont le seul crime était de vouloir vivre à leur guise, au courant de leurs illusions, et qui, les pieds dans le ruisseau, l’œil au ciel, immolèrent leur corps en l’honneur de leur âme. Je ne viens donc point faire de leur tombe une tribune et haranguer du fond d’un cimetière ; mais je me souviens, en voyant passer ces femmes en deuil, au bruit triste des cloches sur les églises, de tous ceux que depuis dix ans j’ai entendus tousser, soupirer, râler, et que j’ai vus mourir : pauvres diables, toujours humiliés, traqués, blessés, toujours meurtris, toujours saignants, qui n’ont connu de la vie que les nuits sans sommeil, les jours sans pain, les silences lourds, les bruits vulgaires. À peine a-t-on su leurs combats et cru à leur courage. Leurs commencements ont été obscurs, leur fin ignorée, sombre, terrible. Moins heureux que le forçat qu’on tue à grand spectacle devant le bagne assemblé, que le corsaire qu’on fusille sur le pont du navire et qu’on jette avec un boulet au pied dans l’abîme !

C’est le tort, tort généreux, de la plupart de ceux