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d’un regard et descend, grave comme un Gracque venant du Capitole : il va donner le signal.

Mais voilà qu’un autre homme que Matoussaint monte comme lui les marches et observe la place ! Un grand garçon à moustaches et barbiche brunes, teint blême, œil louche…

« C’est Delahodde, le mouchard, murmure une voix près de moi.

— Plus bas, dis-je instinctivement, en écrasant la main de celui qui a parlé ; plus bas ; on va l’assassiner !… »

Notre émotion est grande dans le groupe où a éclaté la révélation et où je plaide le silence.

« Si l’on veut le châtier, il faut aller lui brûler la cervelle sur place, tirer au sort à qui s’en chargera ; mais si on le livre à la foule, chacun en prendra un morceau, et ce sera odieux et sale, vous verrez ! il sera tué à coups de poing, à coups de pied, à coups d’ongle ! — Et l’on nous accusera de scélératesse et de lâcheté !… »

Il paraît que je parle comme il faut parler et que j’ai dans la voix une émotion qui porte, car on se range à mon avis ; seulement, par curiosité de paysan qui regarde se traîner un crapaud, on se presse sur le chemin du signalé.

« C’est lui, c’est bien lui ! » répète le garçon qui ne l’avait vu que de loin.

Ce suspect a-t-il remarqué qu’on le dévisageait ? toujours est-il qu’il tourne sa face blême de notre côté et il écarte ses lèvres dans un rire muet, sinistre.